Le journal « Le Peuple » nous apprenait dans son édition du 16 mars 2023 que « Le Temps » aurait été visé par une menace d’attentat suite à la publication du blog de Suzette Sandoz, qui s’interrogeait en mai 2022 sur l’existence d’un « droit à l’avortement ». Cette péripétie nous donne l’occasion de revenir sur la procédure initiée par Raphaël Baeriswyl contre Le Temps devant le Conseil suisse de la presse.

Futur CH : Nous comprenons à la lecture de journal Le Peuple que Le Temps a répondu à la plainte que vous avez déposée devant le Conseil suisse de la presse. Quelle est la teneur de la réponse du Temps ?

Baeriswyl : La réponse du Temps est étonnante dans la mesure où elle ne contient aucune prise de position sur le fond de la question, à savoir la distinction entre les faits et les opinions, lorsqu’il s’agit, dans le cas qui nous intéresse, d’utiliser le terme « enfant » pour désigner des embryons et des fœtus (ce que fait le droit suisse…) ou de prétendre que l’enfant non né ne serait en aucune circonstance protégé par le droit à la vie.

Futur CH : En quoi cette distinction est-elle fondamentale ?

Baeriswyl : Cette distinction entre les faits et les opinions est fondamentale dans ce dossier, puisque Le Temps a remis à l’ordre Mme Sandoz, lui reprochant sous prétexte de lutte contre la désinformation d’avoir violé la charte des blogs, alors que c’est, au contraire, Le Temps qui dans sa « mise au point » désinforme ses lecteurs… On se trouve dans un cas typique où l’on inverse la notion de faits et d’opinions, dans le but ou en tout cas avec l’effet de faire passer celui qui a une opinion différente pour un propagateur de fake news.

Futur CH : Pensez-vous que cette absence de réponse sur le fond soit un signe de malaise de la part de la rédaction du Temps ?

Baeriswyl : Peut-être. Il faudrait le leur demander. Honnêtement, je pense plutôt que les journalistes ne disposent tout simplement pas des compétences techniques requises pour savoir où passe la limite entre les faits et les opinions dans le cadre d’une question juridique. Je ne suis pas certain, après plusieurs lectures de sa réponse, que Le Temps ait compris la nature du problème. Toujours est-il que le billet de blog de Mme Sandoz semble avoir provoqué des réactions très virulentes, et même violentes, de la part de certains partisans de l’avortement. On apprend en effet, à la lecture de la réponse du Temps, qu’un message publié sous le blog de Mme Sandoz annonçait la pose d’une bombe à la rédaction du Temps, à qui il était reproché de mettre en avant les idées rétrogrades de Mme Sandoz sur l’avortement.

Futur CH : Savez-vous si Le Temps a entrepris des démarches suite à ce message menaçant ?

Baeriswyl : D’après sa réponse, Le Temps a effacé ce message de menace sans en garder de trace. J’ignore d’ailleurs pour quelle raison Le Temps se prévaut de ce message, qui est sans rapport avec la question qui occupe le Conseil suisse de la presse. Mais je n’ai évidemment pas manqué de voir à quelle point la fameuse « liberté d’expression » peut être à géométrie variable pour nos médias. Un gentil progressiste menace de poser une bombe dans une rédaction, son message disparaît, mais on s’empresse de demander à Mme Sandoz de « corriger » son blog, puis on la remet à l’ordre publiquement, dans une mise au point constellée d’erreurs, alors qu’elle est professeur d’université et qu’elle s’est bien documentée avant de publier son texte. C’est sans doute l’idée que Le Temps se fait d’une presse « essentielle à la démocratie ». Si la menace avait émané d’un méchant opposant à l’avortement, il est raisonnable d’imaginer que son auteur aurait été arrêté par la police à son domicile, poursuivi pénalement (comme il se doit, d’ailleurs), et que Le Temps aurait orchestré une mobilisation médiatique en faveur de la liberté d’expression, contre les méchants rétrogrades.

Futur CH : Pensez-vous vraiment que les médias soient à ce point partiaux, sur ce genre de questions ?

Baeriswyl : Je ne me suis pas suffisamment posé la question, et je ne veux pas faire de généralités. Mais, pour revenir à la réponse du Temps, figurez-vous que celui-ci affirme que si j’ai déposé plainte, c’est uniquement parce que je serais un opposant à l’avortement et que je n’aurais « pas supporté que Le Temps publie des éléments qui ne vont pas dans [mon] sens ». Il y a donc bien cette idée qu’une personne opposée à l’avortement serait forcément bornée et intolérante, et qu’elle ne supporterait pas la contradiction. Alors que, ma foi, si je voulais réagir à chaque article favorable à l’avortement, je passerais mon temps à déposer des plaintes devant le Conseil suisse de la presse. Non ?

Futur CH : C’est l’occasion de rappeler pourquoi vous avez pris pour cible cette « mise au point » du Temps, plutôt que tous les autres articles favorables à l’avortement.

Baeriswyl : Merci de me donner l’opportunité de le souligner une fois encore. Le Temps, sous prétexte de lutte contre la désinformation, désinforme ses lecteurs en venant « corriger » les propos d’une professeur d’université qui, elle, n’a rien écrit d’inexact. C’est en cela que la « mise au point » du Temps viole un certain nombre des devoirs déontologiques du journaliste et qu’elle relève donc de la compétence du Conseil suisse de la presse. Surtout, en prétendant qu’il serait factuellement faux (et donc constitutif de désinformation) d’utiliser le mot « enfant » pour parler d’un fœtus ou d’un embryon, Le Temps déplace les limites du débat public. En prétendant – à tort – que ce terme serait constitutif de désinformation, il prive les opposants à l’avortement d’un de leurs plus beaux arguments : le fœtus et l’embryon sont des enfants. Il est fondamental que nous gardions le droit de le dire.

Futur CH : Au-delà des réflexions théoriques, qu’est-ce qui vous a motivé à déposer cette plainte, et que pensez-vous de ses chances de succès ?

Baeriswyl : J’ignore quelles sont ses chances de succès, et j’ignore même s’il est préférable, dans le contexte général de la lutte contre l’avortement, que ma plainte soit admise ou rejetée. Je joue beaucoup moins gros que la presse suisse, dans cette affaire, et je suis prêt à exploiter la réponse du Conseil suisse de la presse, quelle qu’elle soit. Dans un cas comme dans l’autre, la vérité ira son chemin, le combat continuera, et finalement nous le gagnerons. D’un point de vue plus personnel, Le Temps a piétiné quatre valeurs qui me sont chères : le langage (en pervertissant le sens du mot « enfant »), la vie (en niant celle d’un enfant à naître), l’État de droit (en méconnaissant notre droit, et en jouant très mal son rôle de contrepouvoir « essentiel à la démocratie ») et le savoir (en prétendant corriger, sans procéder au moindre contrôle, les propos d’une experte qualifiée). C’est pour tout cela qu’il m’a semblé vital d’agir contre Le Temps dans ce cas précis, qui par le cumul d’atteintes à des valeurs qui me sont essentielles se distingue de toutes les autres prises de position que j’ai pu lire sur l’avortement.

Avocat, Raphaël Baeriswyl est passionné par l’anthropologie de la violence. Il est l’auteur de deux publications sur le sujet : Le Pacte des Idoles – trois essais girardiens, Ad Solem, Paris 2019 et L’Amnésie de l’ogre, Révélateur, Chêne-Bougeries 2021. Il travaille actuellement sur un recueil d’essais qui devrait être intitulé Lobbyisme, clientélisme et activisme – La fin de l’État de droit.