Nous apprenons qu’une plainte a été déposée auprès du Conseil suisse de la presse contre le journal Le Temps, en conséquence du traitement que celui-ci avait réservé, au mois de mai 2022, à un billet paru sur le blog de Mme Suzette Sandoz. Raphaël Baeriswyl, l’auteur de cette plainte, a accepté de répondre à nos questions.

Futur CH : Vous avez déposé, auprès du Conseil suisse de la presse, une plainte contre le journal Le Temps, qui avait lui-même remis à l’ordre l’une de ses blogueuses bien connues, Madame Suzette Sandoz. Pourriez-vous résumer la situation ?

Baeriswyl : Madame Suzette Sandoz, ancienne conseillère nationale vaudoise, docteur en droit, professeur honoraire de droit à l’Université de Lausanne, tient un blog sur la plateforme de blogs du journal Le Temps. Le 18 mai 2022, alors que venait d’avoir lieu la fuite, à la Cour suprême des États-Unis, annonçant le probable revirement de la Cour suprême sur la garantie fédérale du droit à l’avortement (Wade v. Roe), Mme Sandoz publia sur son blog un billet intitulé « Peut-on vraiment parler d’un “droit à l’avortement” ? ». Autrement dit, un billet sur un sujet important et actuel, traité par une personne on ne peut plus qualifiée. Ce billet suscita évidemment, ce qui était prévisible, la colère des partisans de l’avortement, pour qui toute remise en cause de ce « droit » est intolérable. Par la grâce des algorithmes qui favorisent le buzz, l’agitation née sur le blog de Mme Sandoz propulsa son billet jusque sur la page principale du site internet du journal Le Temps. Les partisans de l’avortement purent ainsi reprocher au journal Le Temps d’avoir mis en valeur les idées « rétrogrades » de Mme Sandoz. Le journal Le Temps se sentit dès lors obligé de se distancier des idées de Mme Sandoz, dans un article de mise au point paru le lendemain déjà, et qui prétendait clarifier la polémique.

Futur CH : Ne pensez-vous pas que Le Temps a le droit de se distancier des propos d’un blogueur ou d’une blogueuse ?

Baeriswyl : Si, il en a bien évidemment le droit. Et Le Temps s’est effectivement distancié en expliquant surtout pourquoi le billet de Mme Sandoz s’était trouvé propulsé en première page ; cela n’était pas un choix éditorial, mais le résultat des algorithmes. Toutefois, le journal Le Temps ne s’est pas contenté de se distancier. Il a utilisé son pouvoir (légitime en soi) de police des blogs, chargée de veiller à bien distinguer les opinions (qui sont libres) et les faits (qui doivent être exacts) pour remettre Mme Sandoz à l’ordre et lui reprocher – sans le moindre fondement – de désinformer les lecteurs.

Futur CH : Quels sont les points sur lesquels Mme Sandoz s’est attiré ce reproche ?

Baeriswyl : Il y a deux points que le journal Le Temps reproche à Mme Sandoz, et que je reproche de mon côté au journal Le Temps. Le premier est juridiquement très important, mais un peu trop technique pour être résumé ici. Je me limiterai au second, qui est plus simple et plus parlant aussi. Mme Sandoz utilise dans son billet le terme « enfant », ou « futur enfant », pour désigner les fœtus et embryons dont le développement est interrompu par avortement. Et le journal Le Temps affirme – sans le moindre fondement – que le terme « enfant » serait réservé aux enfants nés vivants. Parler d’enfant, dans le cadre de l’avortement, serait ainsi de la désinformation. J’ai appris par la suite (après avoir déposé ma plainte) que le journal Le Temps était intervenu auprès de Mme Sandoz pour qu’elle retire ce terme « enfant », ou « futur enfant » de son texte, sous prétexte que son usage dans ces circonstances serait contraire au droit. Les deux points que je soulève dans ma plainte me permettent d’illustrer un même procédé, qui constitue le cœur du problème. En élevant au rang de faits irréfutables des opinions erronées, le journal Le Temps interdit tout débat, puisqu’il peut alors prétendre que celui qui a une opinion différente propage des « fake news » …

Futur CH : En quoi l’opinion du journal Le Temps est-elle erronée ?

Baeriswyl : L’opinion du journal Le Temps est contredite par notre droit lui-même, qui utilise le terme « enfant » pour désigner des fœtus et des embryons, en particulier à l’article 9a de l’Ordonnance sur l’état civil (applicable aux enfants nés sans vie, qui par définition sont non viables, donc dans les premiers stades d’une grossesse). Par ailleurs, le journal Le Temps lui-même avait utilisé dans un article publié en 2020 les termes « enfant » et « bébé » pour désigner les fœtus et les embryons dont le développement est interrompu naturellement (dans le cas des fausses couches). C’est dire que pour le journal Le Temps, il est normal en cas de fausse couche de parler d’enfant ou de bébé, mais surtout pas en cas d’avortement. Cette tentative aussi évidente qu’illusoire de déshumaniser parfois mais pas toujours l’enfant à naître est révélatrice d’un certain trouble de la conscience, d’un certain malaise.

Futur CH : Quelle sera selon vous la réponse du Conseil suisse de la presse ?

Baeriswyl : Je ne fais pas de pronostic. La réponse sera intéressante quoi qu’il arrive. Le Conseil suisse de la presse est saisi d’une plainte dans laquelle je soutiens que le journal Le Temps a manqué à quelques-uns des devoirs du journaliste, en particulier ceux de rechercher la vérité, et de défendre la liberté d’information. Ma plainte a ceci de particulier qu’elle vise un organe de presse qui, dans son rôle de police des blogs, pratique sous couvert de lutte contre les « fake news » une forme de désinformation et de censure idéologique. Le cas est, à mon sens, bien plus grave que celui d’un journal qui aurait juste publié quelque chose d’inexact.

Futur CH : Pourquoi est-ce si différent ?

Baeriswyl : Parce que c’est une chose de publier une information inexacte, et une autre de désinformer sous prétexte de lutter contre la désinformation. La presse et plus largement les médias se voient, et sont très largement reconnus (à tort ou à raison), comme un rempart contre les « fake news », comme les garants de la qualité du débat public, comme « essentiels à la démocratie », comme signes distinctifs du monde libre. Ils nous ont aussi judicieusement rappelé, tout au long de la récente pandémie, à quel point il est important d’écouter les experts. Comme le montre l’intervention du journal Le Temps contre Mme Sandoz (qui a elle-même toutes les qualifications attendues d’un expert), il n’est pas impossible que sous l’effet de certaines idéologies, tous ces beaux principes puissent être oubliés plus facilement qu’on ne l’imagine.

Futur CH : Quel est, pour vous, l’enjeu de cette affaire ?

Baeriswyl : Au-delà de la question elle-même très importante de l’avortement (et de la définition de l’enfant et de l’être humain – qui a toujours eu une place capitale dans l’histoire), je vois aussi l’enjeu gigantesque de l’intégrité des processus démocratiques à notre époque turbulente où les idéologies les plus folles viennent sans cesse brouiller les frontières entre le réel et la fiction. La grande question est de savoir quel rôle nos autorités, institutions et quasi-institutions, qui ont en principe (mais pas nécessairement pour toujours) la confiance des citoyens, voudront bien jouer au cœur de ces turbulences.

Avocat, Raphaël Baeriswyl est passionné par l’anthropologie de la violence. Il est l’auteur de deux publications sur le sujet : Le Pacte des Idoles – trois essais girardiens, Ad Solem, Paris 2019 et L’Amnésie de l’ogre, Révélateur, Chêne-Bougeries 2021. Il travaille actuellement sur un recueil d’essais qui devrait être intitulé Lobbyisme, clientélisme et activisme – La fin de l’État de droit.