S’opposer à l’intégration de la dimension de genre est une démarche risquée car on vous reproche immédiatement, non seulement en tant qu’individu mais aussi en tant que personnalité politique, de vouloir catapulter les femmes au Moyen Âge. Quiconque critique l’idéologie érigée en doctrine d’État est nécessairement suspect. On reproche à la femme d’être antiféministe, traîtresse à la cause de l’émancipation des femmes ou non solidaire et à l’homme de se contenter de hocher sagement la tête à chaque nouvelle revendication en la matière.
Birgit Kelle
L’une des rumeurs les plus tenaces au sujet de l’intégration de la dimension de genre est qu’elle ne correspond à rien d’autre qu’au terme utilisé en anglais (gender mainstreaming) pour désigner la politique d’égalité des sexes. Tout serait fait dans le seul but de promouvoir la femme et de lui porter secours dans toutes les situations difficiles.
Une rhétorique bienveillante contribue souvent involontairement à légitimer une idéologie. Si même les grandes organisations les plus diverses intègrent la dimension de genre, c’est que tout est en ordre, non? Dans la politique, les entreprises, les instituts et, naturellement, les universités, on trouve ainsi des projets d’émancipation phares avec du bon travail réalisé en faveur des femmes, mais qui, depuis peu, ne sont plus désignés comme des projets axés sur les femmes mais comme des projets axés sur le genre. Car si vous mentionnez qu’un projet traite du genre, il y a actuellement, à la clé, des subventions pour toutes sortes d’inepties. Après tout, la discrimination fondée sur le sexe doit être éradiquée partout. Le seul problème est que si, très récemment encore, la femme avait toujours toute sa place dans les questions de genre, ces dernières incluent désormais la dimension de « diversité des genres » qui, comme chacun sait, n’a rien à voir avec le genre, mais plutôt avec la sexualité sous toutes ses formes.
Aujourd’hui, la femme n’est plus la seule victime. Ce qui est tragique, c’est que les femmes politiques bien intentionnées avec leurs projets sur le genre ne l’ont pas encore remarqué elles-mêmes. La féministe déterminée d’aujourd’hui trouve malhonnête de se concentrer uniquement sur son propre statut de victime et de détourner les yeux d’autres genres ou minorités, eux aussi opprimés par le système de domination masculin. Il s’agit de sauver non seulement son propre petit univers, mais aussi le monde tout entier.
La course des minorités
Bienvenue dans le féminisme intersectionnel du genre d’aujourd’hui. Il s’agit d’une sorte de théorie du genre avancée, où la femme hétérosexuelle normale ne représente plus que la couche de dépôt au fond du réservoir de victimes, car au-dessus flottent maintenant de nombreux autres groupes de « genre » discriminés, sans compter les autres minorités représentées elles aussi par les activistes du genre dans le mécanisme de solidarité entre les masses opprimées. L’adjectif « intersectionnel » désigne le lien entre plusieurs motifs potentiels et expériences de discrimination, ce qui accroît généralement le statut de victime ainsi que le sentiment d’affliction. Aujourd’hui, l’objectif n’est plus l’émancipation des femmes, mais la justice pour l’ensemble des genres sociaux, identités et orientations sexuelles, ainsi que pour toutes les personnes discriminées en raison de caractéristiques comme l’origine, la couleur de peau, la religion, le poids et l’âge. Nous sommes donc tous d’une manière ou d’une autre des victimes. C’est pourquoi il s’agit maintenant de s’appliquer à marquer des points en tant que victime afin d’atteindre le sommet de la pyramide des discriminations perçues dans la course des minorités. Le sentiment met en cause les faits, la femme s’en prend à l’homme, l’homosexuel à l’hétérosexuel, le transsexuel à tout. Si le fait d’être personnellement concerné par la discrimination était auparavant considéré comme embarrassant, c’est désormais la première qualification requise pour les emplois soumis à des quotas et les places en université. L’avenir ne sera pas féminin. J’ose au contraire faire le pronostic suivant : il appartiendra à la femme transsexuelle dont l’expérience du sexisme sera la compétence clé. Car plus on insiste sur le fait que des caractéristiques individuelles telles que le sexe, la couleur de peau ou l’origine ne peuvent faire de différence en ce qui concerne la répartition du pouvoir, les emplois et les droits, plus elles sont précisément mises en avant comme des traits fondamentaux de la personnalité. Ce qui compte, ce n’est plus la performance, mais la bonne identité; ce n’est plus l’individu en tant que tel, mais le fait d’appartenir au bon groupe de victimes.
Quelles sont les revendications au juste?
À première vue, l’engagement des féministes du genre est aujourd’hui une approche totalement héroïque. Le fait que l’on doive se préoccuper de son prochain et pas uniquement de soi-même est non seulement un devoir féministe, mais également un devoir chrétien fondamental. Soutenir les faibles qui ne peuvent pas lutter pour eux-mêmes est un principe fondamental établi depuis longtemps dans toute société solidaire civilisée. Cela semble formidable en théorie, comme tant d’autres choses dans d’autres idéologies. Mais le problème demeure toujours la mise en œuvre et sa dure réalité. Il suffit de se pencher sur ce qui est réellement fait ou abandonné au nom de l’intégration de la dimension de genre, c’est-à-dire de s’écarter des textes bien formulés sur ce sujet, que l’on peut lire partout, et de dresser la liste des choses réellement requises ou même mises en œuvre en matière de genre. Il est alors étonnant de constater que les femmes engagées se sont laissé déposséder de ce concept en opposant bien peu de résistance. La femme a occupé une place centrale pendant des décennies. Elle a inspiré le livre de Simone de Beauvoir intitulé « Le Deuxième Sexe ». Mais justement : seulement deux. Il y avait à l’époque beaucoup de place pour les politiques relatives aux femmes. Aujourd’hui, il faut partager cet espace avec une multitude de nouveaux groupes de personnes victimes de discriminations qui ne cessent de prendre de l’ampleur.
La fable de la déconstructibilité
Le mouvement féministe et, par conséquent, les budgets et les postes sont depuis longtemps détournés par les lobbyistes des différents groupes. On ne travaille plus à l’émancipation des femmes, mais à la « déconstruction » de la féminité. Comment un mouvement entend-il promouvoir la femme s’il ne veut même plus lier la féminité à des critères clairs voire naturels ? Qu’est-ce qu’une femme au juste si toute personne qui veut l’être peut se désigner ainsi et si le sexe peut soi-disant être défini par soi-même aujourd’hui ? Par quoi sera remplacée chaque « transsexuelle » dans le prochain vestiaire pour femmes ? Rien ne menace les acquis de l’émancipation féminine plus que la fable, très répandue, selon laquelle la féminité ne serait qu’une habitude sociale pouvant être déconstruite et que tout individu qui voudrait être une femme peut s’approprier. Le genre n’est pas la libération de la femme, c’est son plus gros problème.
Qui sont les perdants ?
Dans ce jeu, la grande perdante est la femme hétérosexuelle normale, c’est-à-dire la majorité des femmes. Un mouvement placé au départ sous le signe du genre pour libérer la masse des femmes abandonne cette même masse à son sort et ne se soucie plus que d’intérêts particuliers. La mère qui élève seule ses enfants. La femme avec deux enfants à charge qui travaille à temps partiel et n’aura qu’une maigre retraite. La mère célibataire qui essaie de s’en sortir tant bien que mal et connaîtra le même dénuement dans sa vieillesse que sa voisine mariée et mère de quatre enfants. La grande majorité des femmes ne tirent absolument rien de tout ce cirque pourtant censé être organisé pour l’émancipation de la femme grâce à l’intégration de la dimension de genre. À la place, on lui offre maintenant la possibilité de congeler ses ovocytes, de louer son ventre en tant que mère porteuse, de partager son vestiaire avec des hommes déguisés et de faire son choix entre trois portes de toilette différentes. Quelle conquête !
Birgit Kelle, *1975, est journaliste indépendante et écrivain et est régulièrement invitée à des émissions de télévision. Elle est mère de quatre enfants.
Cet article est paru dans le magazine « Futur CH (4/2020) ». Pour commander : www.futur-ch.ch/publications