Aucune structure civile et militaire n’est comparable à l’Empire romain que ce soit par son étendue – par rapport au monde connu d’alors, par sa durée excédant sept siècles, et enfin par son impact civilisationnel. Le monde romain est un monde essentiellement militaire, tant à sa fondation que durant la Pax Romana qui ne fut possible que parce qu’une veille combative suffisante fut maintenue au limes ; ce dernier étant conçu comme une limite au-delà de laquelle régnait la barbarie aux menaces multiformes.

Jean-Michel Oliverau

L’effondrement, par paliers, puis inéluctable de ce monde romain pose donc le problème d’un affaiblissement progressif de la prise en compte des risques futurs, ainsi que de l’esprit de défense corrélatif et de la combativité disponible, cette attrition multiforme et mortifère semble sans précédent dans l’Histoire. Il faut aussi se rappeler le rôle des intrigues incessantes conduisant à la perte des notions d’intérêt collectif et de long terme, il importe d’évoquer succinctement les comportements, les attitudes et la hiérarchie des valeurs concomitants de cette involution qui frappe en premier lieu la cité impériale.

Une telle étude représente bien plus qu’un intérêt historique car, comme l’avait parfaitement exprimé Ardant du Picq : « Les siècles n’ont point changé la nature humaine ; ses passions, ses instincts – et entre tous le plus puissant : l’instinct de conservation – peuvent se manifester de manières diverses suivant les temps, les lieux, suivant le caractère et le tempérament des races (…) mais au fond on retrouve toujours le même homme ». Si l’homme reste à peu près le même, les circonstances, elles, évoluent significativement. On peut toutefois se demander si notre époque ne ressemble pas plus qu’aucune autre à celle qui vit le déclin de l’Empire Romain. Les similitudes sont nombreuses, spécialement dans l’évolution des valeurs et des mœurs, ainsi que dans la difficulté à définir un adversaire en termes d’altérité. Ces deux époques se caractérisent aussi par une intrication, une confrontation entre, d’une part, des « civilisés » débordant d’avoir – mais dont l’être est réduit à une « insoutenable légèreté », d’autre part, l’équivalent des « barbares » – en voie d’occidentalisation – jaloux de leur identité, fût-elle rudimentaire, et pourvus d’un être exigeant, agressifs à mesure même de leur frustration d’avoir. Dans le cadre d’une telle tension interculturelle, source fatale de malentendus et d’affrontements, l’avoir peut s’accaparer, mais l’être ne saurait même pas s’échanger, il ne ressorti pas au domaine du transactionnel ; négocier ce qui nous constitue, c’est disparaître. Ainsi finissent les civilisations nanties.

I – Les motivations et les mœurs

Prééminence des distractions et plaisirs

La société romaine finit par n’être qu’une société de loisirs et de jouissances. Ces activités deviennent prépondérantes pour toutes les classes sociales. L’immense masse des chômeurs et oisifs vivant d’assistances est toujours plus nombreuse : 200 000 au IIIe siècle, plus de 300 000 au IVe, alors que la population de l’Urbs a diminué ; depuis deux siècles, ses motivations se limitent de plus en plus à la sphère du « pain et des jeux » suivant la formule de Juvénal. En dehors des jours fériés, qui passent de 65 par an sous la République à 175 deux siècles plus tard (jours pendant lesquels le cirque Maximus de 260 000 places est plein), l’essentiel de l’activité de la plèbe se limite aux jeux de marelle sur le forum ou aux jeux d’osselets ou de dés. « On ne vivait, dit Ammien Marcellin, que du souvenir des fêtes passées et de l’espoir des fêtes prochaines ». Entre temps, la principale préoccupation concernait les mérites supposés de tel cheval ou de tel cocher : « Étrange engouement que celui de tout un peuple respirant à peine dans l’attente du résultat d’une course de chars ! Voilà les préoccupations auxquelles Rome est livrée, et qui n’y laissent place pour rien de sérieux. » Ammien Marcellin précise encore : « Les chanteurs ont chassé les philosophes…  […] on mure les bibliothèques ».

La jeunesse et même les enfants sont eux aussi – et depuis des générations – des passionnés de spectacle. L’historien Tacite (~ 55-119) l’exprime ainsi : « Je crois vraiment que […] la passion pour les gladiateurs et les chevaux [est innée] ; c’est tout juste si elle n’a pas été déjà conçue dans le sein de la mère… Rares sont ceux qui parlent d’autre chose dans leurs maisons et, quand nous entrons dans une classe, quelle autre conversation trouvons-nous chez les jeunes ? » Le prestige des gens de spectacle et de plaisir est d’ailleurs tel qu’ils jouissent d’insignes faveurs financières. Ainsi, avec les prêtres, les seules personnes habilitées à recevoir des donations sont : les cochers, les histrions et les prostituées.

Si une partie de la haute société est réticente devant certains spectacles sanglants du cirque, la majorité ne dédaigne pas de s’y compromettre et de partager la passion des cochers, encore qu’elle ait un autre passe-temps : les bains. Les thermes, étuves, solariums, salons de massage leur prennent beaucoup de temps et d’argent, les plus chers deviennent l’équivalent de clubs aristocratiques. Leur usage n’est pas sans rapport avec le développement d’une homosexualité masculine qui n’a plus la virilité de celle des Spartiates, mais qui mime les femmes jusqu’au travestisme ; Juvénal ironise sur les efféminés qui se marient entre eux à défaut de pouvoir enfanter. Une autre activité consiste à organiser des festins interminables dans lesquels l’apparence des mets a plus d’importance que leur sapidité : les plus belles pièces sont pesées devant les convives qui s’exclament, des scribes présents « immortalisent » ces évènements dérisoires.

Les attitudes face à l’épreuve

Ces « élites » que « le luxe a amollies » suivant l’expression de Claudien (~370-404) en viennent à perdre toute capacité à évaluer le coût réel des épreuves de la vie tranchant sur la vacuité de leur ordinaire ; Ammien Marcellin note ainsi  : « Un de ces graves personnages a-t-il à faire une excursion tant soit peu hors de ses habitudes, pour visiter ses terres par exemple, ou pour se donner le plaisir de la chasse (bien entendu sans y prendre une part active), il s’imagine avoir égalé les expéditions de César et d’Alexandre. ». Dans ces conditions, la mort devient encore plus haïssable. Le moine Pélage (~350-420) décrira – alors que les Goths sont aux portes de Rome – la peur générale de cette mort qui « paraissait encore plus terrible à ceux qui avaient davantage joui des plaisirs et des commodités de la vie. » Mais cette peur de la mort, ce goût pour la conservation d’une vie de jouissance ne sont même pas instrumentalisés et ne débouchent guère sur des mesures concrètes salutaires. Au contraire. Ainsi, Rome souffrant de disette jette hors les murs nombre d’étrangers, y compris les savants, médecins et autres professions libérales, mais garde plus de six mille danseuses, figurants et histrions. Le spectacle plutôt que le pain.

Les réactions à l’approche de l’ennemi ne sont pas plus adaptées ; une véritable forclusion de l’idée de danger se manifeste parfois. En 407, dans la ville de Trêves, à l’approche des Vandales, le seul surcroît d’activité concerne la débauche, y compris sexuelle, décrite par Salvien  : il semble que la majeure partie de la population ait été surprise au cirque lors de l’assaut final des barbares. Ce qui est certain, c’est que les notables occupés à faire bombance – « débiles pour lutter mais robustes pour absorber, vacillant à la marche mais agiles à la danse » – durent être sollicités à plusieurs reprises avant de se déplacer pour voir où en était la prise de la ville. Plus caricaturale encore fut la prise d’Antioche, un siècle et demi plus tôt, en 256 : « Les habitants réunis au théâtre ne s’en étaient pas aperçu. Il fallut qu’un acteur, par une mimique désespérée, leur signalât les archers Sassanides, déjà grimpés sur les sommets des gradins. » (H. Bergasse ).

Les jeux et les plaisirs opèrent donc de multiples façons : masquage de la réalité imminente, anesthésie vis-à-vis de la catastrophe présente, mais aussi diversion dans la détresse, empêchant celle-ci de promouvoir des changements d’attitudes destinés à se prémunir contre le retour de telles situations. En effet, que demandent les habitants de Trêves en ruine à l’Empereur ? Non pas de relever les murs de la cité, mais de rétablir aussitôt les jeux du cirque. De même, après le sac de Rome, les populations réfugiées à Carthage se précipitent au cirque pour oublier. Le système est donc parfaitement clos : avant, pendant et après le danger, le principe du plaisir mobilise toutes les énergies, dispense de toutes les décisions pertinentes et salutaires et annihile les fruits de l’expérience. Paraphrasant Lacan, on peut conclure qu’il est de la nature du principe du plaisir d’occulter le réel en générant des illusions mortifères (illusion pouvant être pris aussi dans son sens étymologique : in-lusio signifiant « dans le jeu »).

II – La vie militaire

Si l’Empire Romain a perduré si longtemps, entouré de barbares belliqueux et envieux de ses richesses, et se pressant à ses frontières, c’est essentiellement parce que de nombreuses garnisons, l’œil aux aguets et les armes à la main, veillaient sur celles-ci.

L’esprit militaire et la combativité

Nombre d’historiens attribuent la décadence de Rome à une perte des valeurs militaires. Fustel de Coulanges constate que « la vertu qui manque le plus, c’est la force ». La virtus antique a disparu, les Romains ne pensent qu’à être « protégés et irresponsables ». Ferdinand Lot stigmatise « l’indifférence au bien public, le défaut de caractère, le peu de goût pour le métier des armes ». Mgr Duchesne pense que « quelques légions d’autrefois, commandées… par un chef de moyenne valeur, auraient eu raison sans trop d’efforts des bandes incohérentes devant lesquelles tremblaient les sujets d’Honorius » (réfugié à Ravenne en 402), et Piganiol  conclut qu’ « en dernière analyse, l’Empire décadent a […] manqué surtout d’organisation militaire, d’esprit militaire ».

On minimise trop souvent le rôle prépondérant des motivations sous-tendant la combativité, dans les retournements de l’Histoire. Rappelons que la Gaule gallo-romaine peuplée de 6 millions d’habitants fut terrorisée et soumise par des armées de quelques milliers de Barbares. Attila, le « fléau de Dieu », n’avait, en 450, pas plus de 40 000 hommes derrière lui. L’armée avait pourtant jadis joui d’un grand prestige y compris dans la société civile, puisqu’il fallait dans les premiers temps de la République avoir porté les armes dix ans pour pouvoir être magistrat. Mais le volontariat remplaça bientôt la conscription, les citoyens âpres à défendre leur territoire se lassant bien vite des guerres coloniales lointaines. Vint même le moment où la proximité du danger ne suffit plus à motiver les citoyens pour le métier des armes. En 440 (entre deux sacs de Rome), un édit dispensa les habitants du service militaire ; toutefois il précisait qu’ils devaient participer à la restauration des murailles – bel exemple de dissociation mortifère entre esprit de défense et combativité. Mais il est vrai que cette réticence à s’engager dans une profession ardue ne concernait pas uniquement le métier des armes puisque Latouche remarque : « Les Romains ne voulaient plus être ni laboureurs ni soldats ». Reconnaissons que l’État n’encourageait pas l’esprit de défense actif des citoyens : le port d’armes était interdit : « On doit confier à d’autres l’espoir de vivre puisqu’une autorité tyrannique interdit à chacun de porter des armes défensives. » (Vigilas). Les bureaucrates ont beau porter des ceinturons martiaux, la société est en esprit comme dans les faits, démilitarisée, et Piganiol peut conclure, certes abruptement : « C’est pour avoir renoncé au service militaire obligatoire des citoyens que Rome a péri ».

L’armée et sa combativité

L’armée, cependant, continue d’exister comme corps constitué, mais sa composition laisse de plus en plus à désirer. Déjà, en 167, Marc Aurèle avait été contraint d’enrôler brigands et gladiateurs. Vingt-cinq ans plus tard, croyant faciliter le recrutement, Septime Sévère accorde aux soldats des privilèges et des éléments de confort qui, au dire d’Hérodien, étaient « incompatibles avec la discipline militaire et avec la nécessité d’être toujours prêts à la guerre. Il fut le premier à saper leur courage célèbre…, leur enseignant à convoiter l’argent et les détournant vers la vie de luxe ». De plus, lorsque les volontaires viennent à manquer, on force les grands propriétaires à livrer une partie de leurs hommes libres (esclaves affranchis, étrangers) ; ils se débarrassent évidemment des éléments les plus douteux et « au bout de très peu de temps, l’armée romaine se trouva composée de la lie de la population qui ne se pliait pas à la discipline militaire et que les jeunes sénateurs ne voulaient plus commander. » (H. Bergasse) Les défections sont nombreuses dans les armées romaines. Par exemple : au milieu du IIIe siècle, l’armée envoyée pour arrêter les Goths sur le Danube « était dans un état de désagrégation complète. Les soldats ne voulaient plus entendre parler de se battre. D’une manière générale, ils refusaient toute obéissance à leurs officiers. Beaucoup avaient déserté, passant chez les Goths avec armes et bagages. » (Piganiol) Certaines troupes en viennent à soutenir les exactions de potentats locaux et n’ont plus aucun souci de la légalité romaine. Le comportement des généraux n’est pas plus édifiant. Libanius constate que : « de vivre au milieu d’une telle abondance (…) les rend plus friands de l’existence que de la gloire et (…) les engage à déserter les nobles périls pour des occasions de ripaille ».

Parallèlement, faute de Romains de souche, se développe le recrutement des Barbares. Des agresseurs, on fait des garde-frontières ; Goths, Vandales, Burgondes, Huns se retrouvent sous les aigles romaines. Leur fidélité ne sera que rarement mise en défaut. En effet ils se battaient pour leurs chefs, lesquels acceptaient le principe de féalité, et étaient loyaux envers Rome qui leur a confié des responsabilités réelles quoique subalternes. On en vint même à dire « qu’une armée romaine avait d’autant plus de valeur militaire qu’elle comptait plus de Barbares et moins de Romains. » (Delbrück) Notons que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, on verra les Vandales – qui avaient terrorisé l’Europe – arriver en Afrique, prendre goût à la vie facile, succomber aux délices de Carthage et d’Alexandrie et, en deux générations, être balayés par des adversaires plus aguerris.

Au demeurant, l’armée est de toutes les institutions celle où se trouvent les derniers reflets des vertus antiques. Ce sont les empereurs nommés par les légions qui, par leur valeur personnelle, ont prolongé l’agonie du monde romain. Néanmoins, dans un tel contexte, les notions de victoire militaires et politiques recouvrent des réalités fluctuantes. Claudien, pourtant ardent patriote, en vient à louer en termes dithyrambiques une demi-victoire de Stilicon aux environs de Rome : « C’est pour ton bien, Rome, qu’après avoir cerné de toutes parts son ennemi (Alaric), il lui a ouvert un passage par où il put s’enfuir ; il fallait éviter que, ne pouvant plus échapper à la mort, l’exaspération ne le rendît plus redoutable. Fallait-il pour anéantir le nom et le peuple des Gètes (les Goths) rapprocher de tes murs le danger ?… ». Alaric survécut donc et… revint sept ans plus tard saccager Rome. Par crainte de rapprocher le danger de ses murs, on avait permis qu’Alaric ravageât finalement la cité impériale en 410. Outre ceux qui furent massacrés, 40 000 Romains furent réduits en esclavage.

Lorsqu’une société s’abandonne à la facilité et à la concupiscence, elle ne sait plus gérer que le court terme, car alors, ce que le philosophe Gabriel Marcel stigmatisait comme « l’indigente instantanéité du jouir » et Giraudoux comme « le vide suprême, la jouissance » rend impossible tout souci essentiel au regard du futur (et a fortiori de l’éternité !). L’anticipation de la jouissance oblitérant les autres « pré-visions », et la frénésie de l’hédonisme scellant la lucidité, les menaces lointaines ne peuvent plus être discernées et encore moins affrontées. Les catastrophes qui ne manquent pas alors de survenir ne sont que le fruit d’un lâcher-prise qui n’est qu’une lâcheté devant la prise en compte des exigences de l’existence comme Devenir.

III – Les attitudes face aux barbares

Déni du danger qu’ils représentent

La séduction, que nous évoquerons ci-après, explique sans doute partiellement que les Romains n’aient pas su voir le danger potentiel que représentait l’afflux des Barbares prétendus pacifiques à l’intérieur des limes. Il est vrai que les notions d’identité nationale et même de citoyenneté se sont diluées : un édit de 212 fait passer le nombre de citoyens romains de 6 à près de 35 millions. La dilution est la forme la plus discrète du remplacement de population. Cette conception étendue de la romanité et aux intérêts de Rome conduit l’empereur Valens  et son entourage à se réjouir de la venue des Goths. Ammien Marcellin, témoin, évoque « le bonheur du prince à qui la fortune amenait à l’improviste des recrues des extrémités de la terre. L’incorporation de ces étrangers dans notre armée allait la rendre invincible (…). On dépêche donc sans délai de nombreux agents chargés de procurer des moyens de transport à tous ces hôtes redoutables. On prit bien garde qu’aucun des futurs destructeurs de l’Empire, fût-il atteint de maladie mortelle, ne restât sur l’autre bord (…) et tout cet empressement, tout ce labeur, pour aboutir à la ruine du monde romain ».

Le rôle des Barbares dans la chute de l’Empire est complexe : une minorité de la population est enrôlée dans l’armée romaine qu’elle sert loyalement et avec efficacité¬ – du moins initialement – mais la plus grande partie des peuples barbares reste aux marges de l’Empire et, avec ses propres troupes, viendra de plus en plus efficacement défier le pouvoir central. Le sentiment d’identité ethnique barbare jouera toujours un rôle décisif. Non seulement « les Barbares, cultivateurs ou colons, forment pour la plupart des noyaux autonomes qui furent autant d’îlots armés pour les invasions futures » (Bergasse), mais lorsque les opérations sont déclenchées, ils reçoivent « le renfort de nombreux compatriotes » qui formaient une main-d’œuvre plus ou moins intégrée au milieu des Romains eux-mêmes. « Les Goths… en tirèrent de grands services pour découvrir les approvisionnements cachés et les refuges secrets de la population. Avec leur aide… tout fut mis à feu et à sang. » (Ammien Marcellin). L’importance du prolétariat barbare est en effet considérable : en 408 – alors que Rome est attaquée – lors d’une trêve, 40 000 esclaves sortirent de la ville et rejoignirent les Goths.

Ainsi, il ne faut pas voir les succès des redoutables invasions des barbares comme des événements ayant une source purement extérieure au monde romain. Lucien Jerphagnon est à cet égard explicite : « On dit souvent que les Barbares sont aux portes, et l’on imagine que les portes cédant brusquement sous leurs coups répétés, des hordes s’engouffrent […] pour ce qui est des fameuses portes, nous avons pu nous rendre compte qu’elles n’étaient plus guère étanches, et qu’un fameux volume de Barbares les avaient déjà franchies sans trop de peine, avec armes, bagages et famille… » Le multi-ethnisme qui rend toue intégration problématique, permet à tout agresseur potentiel de pouvoir compter sur des alliés déjà dans la place.

Séduction exercée par les Barbares

Malgré leur brutalité – qui valut à leur appellation collective de devenir qualificatif – les Barbares ne manquaient pas de qualités propres à séduire les Romains. Cette séduction était d’autant plus forte que les valeurs barbares tendaient à être systématiquement surestimées comme si, par une sorte de syndrome de Stockholm, la force barbare – parce qu’elle était là et n’était plus maîtrisable – devait automatiquement être bénéfique et valeureuse. Pierre Grimal, l’un des meilleurs spécialistes de cette période, évoque ainsi cette exaltation de tout ce qui est barbare : « L’éloge des Barbares fournissait aux écrivains, tous alors imprégnés de rhétorique, l’occasion de beaux développements (…). Les Barbares étaient des modèles de liberté – nous dirions anarchie – mais on affectait d’ignorer cet aspect. Ils étaient des modèles de frugalité parce qu’ils ignoraient l’art de la cuisine, mais on devait avouer (avec Tacite) qu’ils passaient des jours et des nuits à s’enivrer. Ils n’avaient pas de thermes où s’amollissent les corps, mais il fallait bien ajouter que les enfants grandissaient nus et sales »

Néanmoins, toutes les qualités des Barbares ne sont pas surfaites. Le courage des Germains est ainsi légendaire : « La mort peut les abattre, jamais la crainte. Ils nient la défaite, et leur courage semble survivre à la mort. » (Sidoine Apollinaire), et leur fidélité au chef est sans égale : « C’est un opprobre et une flétrissure pour la vie de quitter le combat en survivant à son chef (…). Les chefs combattent pour la victoire, les compagnons pour leurs chefs. » (Tacite). Sur un plan technique, on doit reconnaître que les armements et équipements des Barbares se montrent dans bien des domaines supérieurs à ceux des Romains (acier des lames, cotte de mailles, cuirasse à écailles, selle, étriers) qui les adoptent à leur tour : « Nos cavaliers ont pris les armes des Goths, des Alamans, des Huns, écrit Végèce, (car) nos fantassins sont presque désarmés » (devant les fantassins barbares). On vit même des légions romaines partir à l’assaut en poussant le barritus, cri de guerre s’enflant par degré, et propre aux hordes germaniques. Mais la société civile des Barbares opère sa séduction la plus certaine par le degré de liberté qu’elle offre et qui contraste avec le “poids” de l‘organisation romaine (fiscalité croissante, oppression exercée par des fonctionnaires et des magistrats tyranniques). Ainsi s’explique le phénomène de la révolte des Bagaudes, ces paysans gaulois, qui n’ont plus voulu être Romains et ont préféré le joug plus léger des barbares.

Attitudes de compromission

La survie de l’Empire romain agonisant s’explique aussi par l’étrange consensus qui s’instaure avec les Barbares. L’État les paie pour qu’ils modèrent leur agressivité ; la spirale d’une surenchère permanente est ainsi amorcée. Lorsqu’en 215 l’empereur Caracalla cède encore à leurs demandes, ces gratifications atteignent une somme totale égale à la paye de toute l’armée régulière ! Quand Alaric, en 408, menace Rome, le Sénat décide de lui verser deux mille livres d’or pour « acheter la paix ». Un seul sénateur – au péril de sa vie – osa protester qu’il ne s’agissait pas là d’une paix mais « d’une convention de servitude ». Nous avons déjà signalé le fait que deux ans plus tard, Alaric revint et saccagea Rome. Ce n’était pas la dernière fois qu’un État, croyant s’être sauvé de la servitude par le déshonneur, récoltait les deux.

IV – Le rôle du christianisme

Du pacifisme à la collaboration

Le Décalogue juif interdit expressément de tuer, mais ceci n’empêcha pas Israël de batailler sans fin pour acquérir la Terre Promise. Le christianisme prescrivant de surcroît l’amour des ennemis, l’application en devenait plus délicate. Tant que les chrétiens ne furent confrontés qu’au martyre et à des agressions localisées, la praxis ne posa guère que des cas de conscience isolés. Tout changea avec les invasions barbares où, pendant plusieurs siècles, des centaines de milliers de chrétiens furent confrontés à une menace collective, chronique et d’ampleur considérable. De plus, les peuplades assaillantes étaient fréquemment chrétiennes (quoique hérétiques) puisque Wisigoths et Vandales suivaient l’hérésiarque Arius, ne reconnaissant pas la pleine divinité du Christ. Au demeurant, lors du sac de Rome, Alaric interdit le pillage des églises.

Au pacifisme idéologique potentiel des chrétiens s’ajoutaient des motivations eschatologiques : depuis les persécutions de Néron et de Domitien au premier siècle, nombre de chrétiens croyaient reconnaître dans Rome la « Bête aux sept têtes » de l’Apocalypse. Sa destruction était donc fatale et, qui plus est, signe annonciateur du Royaume de Dieu pressenti comme imminent. Dans le prolétariat chrétien, le ressentiment à l’encontre de Rome était, pour des raisons économiques, encore plus grand et explique que, lors de la chute de Trébizonde en 256, certains chrétiens du peuple se soient joints aux Goths vainqueurs pour le pillage de la ville (Piganiol). Le ressentiment des chrétiens augmenta encore après les évènements de 408, lorsque la menace des Goths conduisit nombre de Romains plus ou moins christianisés à revenir supplier les dieux romains de protéger leur ville. Le châtiment de Dieu étant dès lors considéré comme devant s’abattre sur cette ville. De plus, apparait, dans les arguments du prêtre Salvien, la notion non pas encore du « bon sauvage », mais celle clairement exprimée du moins mauvais barbare : « Oui, je l’avoue, les infidèles commettent les mêmes crimes que les chrétiens mais les chrétiens pèchent plus gravement que les infidèles. Les crimes peuvent être égaux, mais la malice est souvent inégale ». Dès lors, de quel droit les moins innocents occiraient-ils les moins coupables ? On voit que de multiples raisons ne pouvaient que diminuer la combativité des chrétiens face aux envahisseurs barbares.

Le principe de réalité et l’instinct de survie ont cependant leurs exigences. Alors que certains chrétiens, à force de chercher à aimer les barbares  avaient fini par se persuader qu’ils n’étaient pas vraiment des ennemis, et avaient finalement épousé leur cause, d’autres disciples du Christ refusaient toujours de prendre les armes mais priaient pour la victoire des Romains, ce qui représente une autre forme de dissociation entre combativité et esprit de défense, mais motivée, cette fois, non par la lâcheté mais par des positions éthiques et religieuses, à l’origine d’une forme de « non-violence ».

Le ressaisissement

Toutefois, l’amour des ennemis ne pouvait ni évacuer celui de leurs victimes ni masquer complètement le souvenir des femmes et des enfants violés, déportés, massacrés. Un nombre important de chrétiens décida alors d’exprimer une réelle combativité, encouragée par la plupart des évêques. Saint Ambroise invente alors la notion de guerre juste : « C’est pleine justice que cette force qui fait défendre à la guerre sa patrie contre les Barbares, ou protéger les faibles dans la cité. » Le philosophe Synesios, qui deviendra évêque de Ptolémaïs, va jusqu’à payer de sa personne et s’appuie sur sa croyance en la vie éternelle pour mieux affronter la mort. Cette lettre qu’il adresse à un coreligionnaire “attentiste” – traversant l’Histoire – est toujours d’actualité : « Vous me faites honte, mon frère poltron. Pour moi, l’aube levée, j’enfourche ma monture et prends à travers champs… à la découverte des brigands… Vous êtes plaisant de vouloir que nous demeurions les bras croisés, lorsque l’ennemi est partout, et le soldat nulle part. Nous voilà corps et biens à la merci des barbares : mourez, mais n’armez point dites-vous : c’est le droit de l’État. Eh bien, non. J’armerai, je défendrai la civilisation contre la barbarie. Que ne ferai-je point pour assurer la paix de mon pays et le triomphe des lois ? Te revoir heureuse, ô ma patrie, et mourir…  […] Eh quoi, nous voyons ces misérables affronter la mort pour des biens qu’ils détiennent par droit de pillage et nous, pour nos foyers, nos autels, nos lois et nos fortunes, nous marchanderions nos vies ? Mais nous ne serions point des hommes. Pour moi, tel que vous me savez je prétends courir sus aux barbares. Courez après la mort, elle vous fuit. Ainsi ferai-je : j’irai au combat comme à la mort, assuré de survivre. »

Ainsi, dès cette période, le christianisme confronté aux enjeux de survie et aux éventuelles solutions militaires, engendre deux attitudes opposées : pacifisme non violent et activisme guerrier. Cette dernière attitude l’eût-elle emporté d’emblée, qui sait si la longue parenthèse ouverte par l’effondrement de l’Empire romain eût pu être évitée. Parenthèse il est vrai constellée de renaissances et de progrès, mais parenthèse bien longue puisqu’elle ne se referma complètement qu’au XVIIème siècle, époque à laquelle on put enfin maîtriser des domaines aussi différents que la littérature, le droit ou l’hydraulique aussi bien que l’avaient fait les Romains à leur apogée. La parenthèse, due essentiellement à une perte de la virtus, avait duré plus de quinze siècles.

V – Conclusion : Les causes psychologiques majeures de cet effondrement

Les facteurs ayant joué un rôle déterminant dans la fin de l’Empire Romain sont extrêmement nombreux : éthiques, démographiques, politiques, institutionnels, géographiques, etc. nous n’évoquerons ici que ceux ayant directement trait aux motivations sous-tendant la prise en compte des risques majeurs menaçant l’existence même de l’État et de la société

L’ esprit de défense de la terre des pères

Cet esprit de défense ne peut exister que sur le socle d’un fort sentiment d’appartenance ; celui-ci se constitue habituellement par le biais de liens de filiation étalés dans la durée, son ancestralité est le gage de sa stabilité. Or cette perspective est fortement amoindrie dans l’Empire romain finissant. La notion de citoyenneté romaine, du fait de son attribution de plus en plus large à des individus « nouvellement arrivés », perd de sa consistance. La romanité n’est plus un étendard sous lequel on se range à la suite de ses pères, c’est une opportunité que l’on saisit. L’ambigüité est encore plus manifeste quant à un éventuel sentiment d’appartenance à cette romanité dont on « partage » les intérêts sans pour autant les « épouser ». Par exemple, dans quel camp se tient réellement telle population de barbares, ennemis, puis alliés lorsqu’ils se sont taillé un territoire dans l’Empire, fief que l’on s’empresse de leur accorder avec la charge de le « protéger », puis à nouveau ennemis potentiels ou déclarés quand c’est leur intérêt…

Le plus paradoxal quant à ladite « intégration » des barbares est la part qui leur est allouée dans la gestion des systèmes assurant la sécurité est la facilité avec laquelle on leur accorde des responsabilités vitales pour l’Empire.  Tout se passe comme si, pour se persuader que ces ex-ennemis sont devenus d’authentiques amis au-delà de tout soupçon, les Romains ne cessaient de leur abandonner les clés leur destinée future. Ils paraissent étouffer leurs craintes résiduelles, plus ou moins conscientes, sous un déluge d’actions qui les contredisent. Ces largesses mortifères, tout autant qu’à amadouer les barbares, semblent destinées à réduire, par auto-persuasion, les craintes latentes des romains, nombre d’entre eux finiront par se rassurer, non au vu de comportements authentiquement apaisants des barbares mais par l’exhibition de leur propre inconscience… Ils gratifiaient les barbares comme s’ils étaient conformes à leurs fantasmes lénifiants. Leur inconscient s’abusant lui-même par des leitmotivs du genre : « S’ils étaient vraiment dangereux nous ne serions pas aussi généreux avec eux ! »

Une attitude psychologique presque aussi aberrante biaise l’esprit de défense des romains. Tout se passe comme si un double mécanisme était à l’œuvre. Initialement – et par eux-mêmes – les Romains n’ont qu’un esprit de défense inconsistant et une combativité très réduite. L’enrôlement des barbares va permettre une double transposition. Les Romains prêtent aux barbares un esprit de défense de la romanité bien supérieur à celui qui les anime encore et, par un mouvement symétrique, s’approprient la combativité des barbares. De fait, ceci n’augmente que leur esprit de défense subjectif, et ne construit qu’une combativité « par procuration ». L’ensemble ne pouvant ne pouvant déboucher que sur quelque flatus vocis, vaines paroles n’illusionnant qu’eux-mêmes. Ainsi, par un double mécanisme de projection et d’introjection, par une double hallucination reposant sur un double manque de vigilance et de courage, de nombreux Romains en vinrent à croire sincèrement qu’ils disposaient d’un véritable esprit de défense porteur d’une réelle combativité, alors qu’ils ne faisaient que fantasmer l’appropriation de celle des barbares. Cette défense par procuration n’aura de valeur qu’autant que les barbares y trouveront intérêt et aussi à mesure de l’estime initiale – réelle pour certains – dans laquelle ils tiendront l’honneur d’être mandataires de l’Empire. Alors, au gré des accidents de l’Histoire, on change d’alliés, l’Empire décadent tente de survivre en manipulant la combativité des autres. On se défend des Ostrogoths par les Burgondes, des Alains par les Huns, des Huns par les Wisigoths, etc. Jusqu’au jour où il n’y eut plus personne entre la force des barbares et l’Empire Romain d’Occident vidé de ce qui l’avait constitué.

Si les notions d’appartenance sont devenues non seulement floues, mais négligées, si l’esprit de défense efficace – c’est-à-dire dépassant la pulsion de survie et l’urgence de l’instant pour devenir un projet, un souci permanent – est devenu dérisoire, c’est aussi parce que la concurrence motivationnelle est grande. En effet, l’esprit de jouissance et la société-spectacle focalisent l’attention sur le court terme. De plus, le principe du plaisir, lorsqu’il devient dominant, tolère très mal les préoccupations pouvant troubler sa quiétude ; mieux, il permet de les oublier ! La superficialité générale retentit jusque dans le domaine même de la jouissance : ainsi les festins sont appréciés surtout pour leur décorum, et les Romains finiront par se moquer des barbares qui s’intéressent plus à la saveur qu’à la présentation des mets. L’hédonisme lui-même est contaminé par le goût du paraître ce qui éloigne un peu plus des exigences du réel où se joue la survie.

Dans cette situation, la société ne peut même plus être avertie, par ses membres les plus clairvoyants, du sort qui l’attend. C’est en vain que Horace avait, dès – 41, annoncé qu’un jour viendra où « Rome s’écroule(ra) par ses propres forces […] le Barbare, hélas ! en foulera victorieux les cendres… »  Et lorsque quatre ans après le sac de Rome de 410, Rutilius Namatianus proclama que l’on savait maintenant que les plus grandes cités « peuvent mourir » et qu’il s’en fallut de peu que Rome ne disparaisse, ce constat alarmant ne servira à rien. L’auteur discerne pourtant les causes de cette catastrophe : si les Wisigoths ont pu submerger si facilement le cœur de l’empire, c’est qu’ayant été accueillis comme peuple fédéré, ils ont pu subvertir le mode romain de l’intérieur. Rutilius considère Stilicon, Régent de l’Empire romain d’Occident, comme un traître car il est responsable de l’intégration des Barbares dans l’armée romaine, mais Stilicon lui-même est d’origine barbare, comment le lui reprocher ? Certes, il est « romanisé », mais où sont ses véritables attaches ? Le sait-il lui-même ? De même Alaric général en chef de l’Armée romaine d’Orient a conservé inchangés ses titres et fonctions de roi des Goths…  Ainsi, l’Empire romain qui, dans les faits, a officiellement instauré la pluri-appartenance, la pluri-nationalité nous montre que cet artifice peut largement faciliter les effondrements politiques et culturels, et finalement les substitutions de civilisation.

Le courage et la combativité, au risque de sa vie

Ces valeurs sont aussi les victimes de la vie de jouissance et de distraction. Loin du cirque et des lupanars, la vie dans les camps miliaires paraît maintenant insupportable, le métier des armes, c’est bon pour les barbares ! L’inflation du principe du plaisir augmente aussi la peur des combats et de la mort, et ce d’autant plus que cette dernière est exhibée en ses pires accents dans les combats obscènes du cirque. C’est cette répugnance au combat et ce haut prix porté à la vie – alors même qu’elle tend à se réduire à une quête de plaisirs dérisoires – qui fait que l’on est prêt à dépenser des sommes considérables pour acheter des paix qui seront de plus en plus courtes.

En pratique, la forme de combativité la plus forte s’observe dans le corps à corps, quand la proximité des combattants réalise une infraction proxémique extrême qui induit chez eux une violence maximale.  Le choix d’un affrontement de proximité matérialisée par le port d’une arme adéquate traduit donc une bonne maîtrise de soi associée à une importante combativité. À cet égard, il est significatif de considérer l’évolution de la longueur de l’épée réglementaire du soldat romain. Sous César, le glaive est réduit à 50 cm, témoignant d’une volonté délibérée d’approcher l’adversaire de près, à une distance où longue épée et lance, trop encombrantes, ne sont plus guère utilisables, et où le poignard ne l’est pas encore. Mais, au IIIe siècle, avec la décadence bien installée, se généralise l’usage de la spatha qui atteint près d’un mètre de long. Cette arme était déjà connue bien avant, mais son usage était réservé aux troupes auxiliaires de combativité réduite. Or, c’est l’instrument de cette moindre combativité qui devient la norme dans l’armée impériale.

Cependant la combativité ou du moins l’une de ses racines, l’agressivité, ne peut jamais disparaître complètement. L’un de ses exutoires réside dans l’assistance aux jeux sanglants du cirque. La banalisation de la mort – à condition que ce soit celle de l’autre, devenue spectacle – permet non seulement de conjurer le spectre de la sienne, mais aussi de satisfaire les instincts d’agression les plus primitifs. Sur le terrain, la combativité résiduelle est gérée de manière incohérente, allant jusqu’à ignorer les lois usuelles de la guerre. Ainsi c’est parce qu’un des proches de l’Empereur, profitant d’une trêve, massacra la suite personnelle d’Alaric que ce dernier – déjà ulcéré parce que l’Empereur Honorius n’avait pas suffisamment rémunéré ses fonctions de général – se retourna contre Rome et la saccagea. Rappelons enfin, comme nous l’avons précédemment évoqué, que non seulement esprit de défense et le courage de combattre sont amoindris, mais qu’ils sont surtout dissociés et que le restant de mobilisation consenti au premier est parfois un prétexte pour rejeter le second. On accepte encore de réparer les fortifications mais c’est à d’autres que l’on demande de tenir l’épée sur les remparts. Autrement dit, on ne désire protéger sa vie qu’à la condition expresse de ne pas la risquer : contradiction fatale.

Le rôle central et délétère des jeux du cirque

Nous avons déjà évoqué la futilité de cette société spectacle qu’est devenu le monde romain ; la passion pour les jeux du cirque n’y constitue pas une parenthèse, mais y signifie, au contraire, l’accomplissement de sa vénéneuse quintessence. Tout se passe comme si la contrefaçon outrée de la vie, par des histrions et des tueurs était plus importante – car plus jouissive – que la vie elle-même. Cette aberration est si prégnante que lorsqu’une ville est prise et ravagée par les barbares, la première grâce que les survivants implorent de leurs vainqueurs, c’est justement la reprise des jeux du cirques. Cette faveur leur est généralement accordée, l’envahisseur sachant que ces romains resteront alors aussi dociles que d’ils avaient été une deuxième fois vaincus.

L’asservissement aux séductions des mondes virtuels est le plus sûr moyen d’altérer la liberté, d’affaiblir le principe de réalité et de conduire les hommes à d’autres servitudes bien plus cruelles, mais impliquant cette fois, le monde réel, celui où l’on n’échappe pas aux drames en fermant les yeux ou en quittant sa place de spectateur.

Épilogue

Un certain nombre de grands empires anciens semblent avoir succombé pour des raisons analogues de faiblesse coupable face à l’adversité. Évoquons l’Empire carolingien, paralysé par quelques milliers de Vikings à la fin du IXe siècle. Les dires des commentateurs de l’époque rappellent étrangement ceux de l’époque romaine : « Tous les chefs militaires qui résidaient dans cette région, frappés d’une terreur excessive, se préparèrent à fuir plus qu’à résister » (845) ; « Lothaire, ayant pressé ses navires, songeait à leur donner l’assaut, mais ses gens n’y consentirent pas » (863) ; « Ainsi donc morts de peur et divisés entre eux, ce qu’ils avaient à défendre par les armes, ils le rachetèrent par des tributs » (Ermentaire de Noirmoutier) ; « Depuis plusieurs années, on ne se défend pas dans ce royaume, mais on a payé (l’ennemi), on s’est racheté » (Hincmar, 877). De fait en quarante ans près de 40 000 livres d’argent furent versées aux Vikings. À cette perte significative de combativité manifestée par les troupes régulières se superpose une passivité des masses, certes terrorisées par telle incursion les concernant mais ni équipées ni motivées pour une défense territoriale efficace. Philippe Contamine exprime cette « indifférence des masses qui ne se sentaient pas directement concernées par la survie des structures publiques carolingiennes », ce qui rappelle que les problèmes de défense ne devraient jamais être dissociées de ceux de la société civile.

On pourrait aussi trouver des exemples analogues dans la chute de l’Empire byzantin et, plus loin, dans l’histoire de la Chine. Rappelons simplement à ce propos le comportement significatif d’un empereur de la dynastie des Yuans qui, au XIVème siècle, apprenant que des « barbares » avaient envahi son empire, loin de s’en inquiéter, se réjouissait du renouveau que cette invasion allait apporter à l’empire. Tout se passe comme si les activistes parasitant les civilisations décadentes ne pouvaient concevoir une renaissance sans une certaine violence n’excluant pas la barbarie ; ils ne peuvent envisager une nouvelle fécondité que comme le fruit d’un viol non seulement acceptable, mais désirable ; ceci rejoint l’essence de toute conception révolutionnaire de l’Histoire. Ce processus ne semble pas complétement étranger aux motivations immigrationnistes d’une certaine gauche occidentale contemporaine.

Posons-nous donc sérieusement la question : et nous – à qui la réalité parvient de plus en plus sous forme d’images choisies, formatées par d’autres, sur des écrans qui portent bien leur nom car ce sont tout autant des obturateurs que des vecteurs de la réalité –, qu’en est-il de notre prise de conscience face à l’inflation des périls qui menacent nos sociétés occidentales judéo-chrétiennes, dans leur identité et dans leur survie ?

Cet article est un extrait du Dossier « Démocratie, une catastrophe annoncée ? », paru dans « Liberté politique », mai 2021.

Jean-Michel Olivereau est professeur honoraire de Psychologie et de Neurosciences, Institut de Psychologie, Université Paris-Descartes. Ex-chargé d’Études de Prospective à long terme auprès du Ministère de la Défense.