Dans son dernier livre « Le frérisme et ses réseaux, l’enquête », Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue chargée de recherche CNRS, introduit, définit et étudie le développement du frérisme en Europe. Compte-rendu par Christian Bibollet, directeur de l’Institut pour les Questions Relatives à l’Islam IQRI.

Antécédents historiques

À l’origine de cette nébuleuse, il y a d’abord le cataclysme qu’a provoqué Atatürk dans le monde musulman en abolissant le califat en 1924. Quatre ans plus tard Hassan al-Banna fondait le mouvement des Frères musulmans pour restaurer l’ordre coranique en pays d’islam. Rapidement, son mouvement a supplanté le projet des réformateurs arabes de Nahda des débuts du XXe siècle. Mais, après les avoir pris pour alliés lors du renversement de la monarchie égyptienne, Nasser, dès 1954 et pendant toute sa présidence, entreprendra de les anéantir parce qu’ils menaçaient son projet de ralliement du monde arabe sur une base culturelle plutôt que religieuse.

Réfugiés en Europe et aux États-Unis, les disciples d’al-Banna ont rencontré ceux de Mawdudi, théoricien pakistanais du retour au califat. Face à l’impossibilité de rentrer chez eux, ces étudiants ont vivement discuté la question de leur avenir. Convaincus que la « déculturation islamique » explique la faiblesse des musulmans dans le monde, certains d’entre eux ont décidé de s’installer en Occident afin d’« appeler à l’islam là où il n’y a pas de tradition musulmane ».

Le temps de l’islam pour l’Occident

En 1989, le retrait soviétique d’Afghanistan et la chute du Mur de Berlin confortent ces jeunes dans leur vision missionnaire. Pour eux, ce sont là les signes de l’avènement d’une ère nouvelle pour l’islam. L’échec du communisme et du matérialisme libéral paraît alors si évident que Yûsuf al-Qarâdâwi, leur maître à penser, écrit : « Nous allons conquérir l’Europe, nous allons conquérir l’Amérique ! Pas par l’épée mais par la dawah, c’est-à-dire l’invitation, la conversion… ».

Mais comment organiser cette conquête ? En faisant de l’Occident, qui leur offre sécurité et ressources, la base depuis laquelle « déployer le mouvement islamique dans le monde », cela en se gardant de tuer la bête qui les porte mais en l’apprivoisant et en la mettant à leur service. Compte tenu des lois garantissant la liberté de conscience et de religion, ils ne considèrent plus l’Occident territoire de la guerre mais territoire du contrat. À ce titre, ils planifient une offensive tous azimuts pour que les musulmans puissent pleinement vivre leur religion et réclament, au nom de ces lois, quantité d’aménagements pour les accommoder.

Le frérisme, un système d’action

Comme l’écrit l’auteure, le frérisme est un « système d’action ». Il englobe des groupes de toutes tendances, des plus violents aux plus patients, avec lesquels il n’entretient pas nécessairement de lien formel mais par rapport auxquels il se présente comme « l’islam du juste milieu ». C’est un islamisme qui obéit à une vision (le califat mondial), une identité (qui exclut le non musulman), et un plan (qui définit les étapes en vue de l’instauration du califat).

Les grands chantiers du frérisme

Pour réussir, le frérisme sait qu’il doit absolument modifier le regard des Occidentaux sur l’islam plutôt que de changer l’islam. Pour ce faire, il a élaboré un projet intellectuel qui agit sur le domaine de la pensée et de l’esprit, et il le fait par la ruse, l’illusion et la manipulation » (153). Concrètement, il s’est attelé à plusieurs chantiers.

D’abord, islamiser la connaissance. L’idée est d’infuser à la science « athée » et « matérialiste » de l’Occident la « guidance » de l’islam. L’auteure précise : L’islamisation de la connaissance veut déconstruire et retraduire la philosophie des Lumières qui a permis la supériorité intellectuelle et technologique de l’Occident en termes islamiques » (155). Il n’y aurait ainsi de science que d’Allah.

Ensuite, redéfinir la violence du présent en légitime défense. Pour cela, le frérisme retourne contre les démocraties les armes du droit et les institutions internationales. L’Organisation de la coopération islamique s’est ainsi fendue d’une Déclaration des droits de l’homme en islam, parfaitement charia compatible. Mais, surtout, le frérisme multiplie à l’échelle des pays européens et de l’Union européenne, les « observatoires contre l’islamophobie » afin de poursuivre quiconque critique l’islam et produire des rapports annuels répertoriant les cas d’islamophobie et de racisme dont seraient systématiquement victimes les musulmans en Europe.

Comment contrer l’emprise du frérisme

Les fruits de ce labeur infatigable sont visibles partout : de l’Université, aux entreprises, en passant par les médias, chacun mesure ses propos pour éviter de passer pour raciste ou islamophobe. Le mérite de ce livre, outre son analyse documentée, est de conclure en donnant des pistes pour contrer l’emprise du frérisme : comprendre son but et ses méthodes, arrêter la « machine à crier à l’islamophobie », assurer la protection des apostats, affecter des fonds à la recherche sur l’islam plutôt qu’à l’islamophobie, réintroduire le débat critique à l’Université et libérer la parole. Ce livre fera date.

Source : www.iqri.org/le-frerisme

 

Florence Bergeaud-Blackler, Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête, Odile Jacob, , 416 p., ISBN 9782415003562