Jérusalem. Plein centre-ville. Dans une ruelle sombre, deux hommes se serrent la main pour la dernière fois, deux hommes barbus, aux yeux de braise, deux hommes décidés à tout.
Oskar Freysinger
L’un d’entre eux porte une ceinture de dynamite sous sa veste. Il fait une chaleur étouffante. L’homme transpire. L’autre le presse contre lui, l’embrasse à l’étouffer et lui souffle ces quelques mots à l’oreille : « À bientôt, au paradis d’Allah ! » puis il se fond dans l’ombre du pâté de maisons pour observer le dernier acte de loin. L’homme à la ceinture sort de la ruelle, débouche sur une place écrasée par un soleil de plomb. S’essuyant le front d’un mouchoir, il se dirige vers une terrasse de café grouillant de monde.
Une voiture de police
À quelques mètres de là, une voiture de police banalisée tente d’échapper à la torpeur en épousant l’ombre d’un immeuble. À l’intérieur, deux agents en civil, un homme et une femme. Il est midi. L’homme se retourne vers sa voisine et lui demande si elle n’a pas une petite faim. Mais sa coéquipière ne l’entend déjà plus.
« L’homme à la veste, là ! » s’exclame-t-elle en sautant de la voiture. Son coéquipier la voit courir vers l’arrière du restaurant et y entrer.
Lui tourne son regard vers l’individu rendu suspect par la veste qu’il porte malgré la canicule. Il le voit monter les marches et s’installer à une table, au plein milieu de la terrasse. « Mon Dieu » ! lâche le policier entre ses lèvres serrées, « tous ces innocents qui ne se doutent de rien ! »
Un petit enfant
Soudain, il voit réapparaître sa coéquipière. Elle sort du restaurant, traverse la terrasse d’un pas nonchalant et s’installe à une table, à quelques mètres du kamikaze. De là, elle semble avoir un bon angle de tir. Lentement, elle glisse la main sous sa blouse, où elle porte l’arme de service qu’elle a introduite hâtivement dans sa ceinture. Mais au moment où ses doigts vont se serrer autour de la crosse, elle voit, avec horreur, un petit enfant s’approcher de l’homme à la veste et jouer avec une cordelette qui dépasse de sa hanche. L’enfant s’étant placé juste entre elle et le kamikaze, elle ne peut tirer sans risquer de le toucher.
Sans hésiter, elle se lève, s’approche de la table où se tiennent l’homme et l’enfant et s’adresse au petit comme s’il s’agissait du sien : « Arrête d’embêter le monsieur, mon chéri », s’entend-elle dire d’une voix presque trop mielleuse.
Le terroriste, qui semble, en effet, incommodé par la présence de l’enfant, la regarde avec gratitude. Puis, sans trop savoir pourquoi, il s’entend lui offrir un verre.
« Mais que fait-il ? » se demande son acolyte tapi dans l’ombre. « Mais qu’est-ce qu’il lui prend ? » s’exclame le policier israélien, dans la voiture, lorsqu’il voit sa coéquipière s’asseoir en face du palestinien. Pour se parer à toute éventualité, celle-ci sort son arme de la ceinture et la braque, sous la table, sur le ventre de l’homme au veston.
Un banal couple d’amoureux ?
Autour des deux personnages, que l’on pourrait prendre pour un banal couple d’amoureux, la vie continue à grouiller. « Par Allah, qu’elle est belle » se dit le kamikaze en regardant la policière en face de lui. « Quel dommage », pense celle-ci, « il a des yeux splendides ».
Et le temps de s’arrêter entre eux, dans l’espace qui semble s’enflammer sous la fusion de leurs regards.
Après une éternité, c’est elle qui rompt le charme en lui proposant d’aller se promener en un lieu moins bruyant. Lui est sur le point d’accepter lorsqu’il voit, derrière l’israélienne, une autre jeune femme prendre l’enfant par la main et le gronder. Il comprend en une fraction de seconde. Et la policière voit dans ses beaux yeux noirs qu’il a compris. Avant qu’il n’ait pu esquisser le moindre geste, et traversée par un sentiment de regret sans bornes, elle appuie sur la détente.
Touché en plein ventre, le palestinien la regarde de ses yeux exorbités en vacillant sur sa chaise, alors qu’autour d’eux, la détonation provoque une panique sans nom. En quelques secondes, la terrasse se vide de ses occupants. Il ne reste, au milieu des tables et des chaises renversées, que cet homme d’origine palestinienne et cette femme israélienne, liés par leur regard, quelque chose comme un sentiment naissant d’amour, et l’agonie qui s’apprête à y mettre fin.
Trop tard !
L’homme semble encore vouloir dire quelque chose, mais déjà la vie le quitte et il bascule de sa chaise.
La femme le regarde tomber, les yeux baignés de larmes, lorsqu’elle voit le nœud, au bout de la cordelette, venir se coincer dans l’angle entre le siège et le dossier. Mue par un réflexe mille fois entraîné, elle plonge par-dessus la table pour retenir la chute du mourant.
Trop tard !
Lorsque son corps se retrouve plaqué contre celui de l’homme, qu’ils sont comme deux amants enlacés dans le jeu de l’amour, la ceinture explose et déchiquette puis éparpille leur chair et leur sang, les mêlant l’un à l’autre, unissant ainsi, dans la mort, le sang palestinien et le sang israélien, antagonistes par le poids de l’histoire et pourtant liés par leur origine sémite commune.
Le policier, dans la voiture, ferme les yeux. Le deuxième terroriste, au coin de la ruelle, profère un terrible juron, puis il se perd dans les ombres de la ville, avec la ferme intention de revenir un autre jour, pour faire mieux que son prédécesseur.
Tout autour, se nourrissant de la mort, la vie continue, comme elle le fait depuis des temps immémoriaux, à Jérusalem, ville sainte et cité martyre.
Source : www.lesobservateurs.ch